1 mai 2020

Les Confins. Épisode 43

Fora contemple avec horreur l'armée des Jacquemarts.
Ils ne sont pas en ordre de bataille, non. Ils avancent simplement, au hasard, le marteau levé. Dès qu'ils peuvent, ils frappent sur les parois de la cité. Vus d'en haut, ils ressemblent à des fourmis à l'assaut d'une colline ennemie.
Leur démarche mécanique évoque vraiment des zombies.
— Mais d'où ils sortent ?
— De l'Index, répond Elmaryl.
— D'accord, mais pourquoi est-ce qu'ils sont comme ça ? Les autres personnages de l'Index ont une individualité !
— Justement. Ceux-là, ce sont les anonymes dans les romans, les personnages de toile de fond. Ils sont interchangeables. Du coup, ils obéissent à une certaine mécanique. Cela explique aussi qu'ils soient aussi nombreux. Bon, à tout à l'heure.
Dans un mouvement tournant, l'ange lâche Fora dans le vide.
Avec un cri de surprise, la jeune femme tombe. Heureusement elles se trouvaient à la verticale d'un par cet des frondaisons épaisses l'accueillent : elle se rattrape aux branches. Après avoir récupéré de sa frayeur et craché quelques feuilles, elle peste :
— Quelle enfoirée, celle-là !
— J'ai entendu ! lance Elmaryl au-dessus d'elle.
— Tant mieux !
Fora regarde de tous les côtés. Elle ne voit pas ce que font les sorcières.
Là-bas, les anges ont dégainé leurs épées flamboyantes. Ils volent en escadrille, formant un V semblable à celui des oiseaux migrateurs. Elmaryl les rejoint.
Puis, une fois au-dessus de la cité, ils fondent en piqué sur les automates. C'est comme une charge mais depuis le ciel. Il manque seulement le bruit des moteurs qui miaule en même temps.
Fora ne peut s'empêcher de détourner le regard au moment de l'impact.
Elle observe cependant le résultat entre ses doigts ouverts. Les armes enflammées ont tracé des trouées dans les rangs de cuivre. Il y a même des parties métalliques rouges et fumantes à l'endroit de l'impact.
— C'est aussi puissant que des sabres-lasers, leur truc !
— Ah ! Te voilà !
Fora baisse la tête et sourit sans retenue. Au pied de son chêne se dresse Elinor. La jeune femme se laisse glisser à terre, le dos glissant sur ceux des livres rangés dans le tronc.
— Tu m'as manqué, déclare-t-elle.
Après tout, elle n'a plus de raison de cacher ce qu'elle ressent. Ah, si. Elle se souvient qu'Auriane est sûrement dans les parages.
Oh, et puis, tant pis ! Quand ses pieds touchent le sol, elle bascule en avant et approche sa bouche de celle d'Elinor.
La sorcière ne recule pas, ne répond pas non plus. Ce n'est pas grave. Le contact est délicieux. Lentement, Fora s'écarte, le souffle coupé. Il lui faut quelques instants avant de pouvoir reparler :
— Maintenant, je peux mourir !
— Ne prononce pas des mots pareils ! s'emporte Elinor, choquée.
— J'ai l'impression que mes conneries te font plus réagir que mes baisers, réplique Fora, mi-figue, mi-raisin.
— Il suffit.
Elinor attrape le visage de Fora, posant une main sur chaque joue, les doigts courant sur l'arrière du crâne. C'est à se demander si elle ne va pas la frapper ou la menacer. Mais non. À son tour, elle l'embrasse et c'est une tout autre affaire.
Dans Princess Bride, il y a un classement des cinq baisers les plus passionnés et les plus purs. À en juger par le tremblement de ses jambes, les cabrioles de son cœur, les papillons dans son ventre, le frémissement de ses lèvres, les frissons sur sa nuque, Fora est à peu près certaine d'entrer directement dans le Top 5.
Comme tout a une fin, Elinor s'écarte beaucoup trop vite. Ses yeux verts ont pris un nouvel éclat que Fora ne lui connaissait pas.
— Ne t'avise pas de mourir à présent.
— Promis juré craché !
Des fracas métalliques de masse les obligent à tourner la tête vers les Jacquemarts.
— Ils sont bruyants, ceux-là !
Elinor lui prend la main.
— Dépêchons ! L'état-major s'impatiente.
Et la sorcière se met à courir. Fora la suit, transportée. Pendant un instant, elle oublie qu'elle n'a aucune condition physique. Elle s'élance joyeusement.
Bien sûr, quelques volées de marches plus loin, elle est forcée de s'arrêter, victime d'un point de côté.
— Ça me le fait tout le temps, dit-elle en guise d'excuse.
Dès qu'elle sent mieux, elle reprend sa course. Elles retournent dans la salle de classe aperçue la première fois. La pièce est pleine à craquer de sorcières. Quand Elinor et Fora apparaissent sur le seuil de la porte, les regards se tournent vers elles, remplis d'espoirs.
— Les voilà !
Pour un peu, elles auraient droit à une ola mais la Grise-Moire met le holà (Fora s'interroge un instant sur les deux orthographes de ces homonymes).
— Bon, on n'a pas le temps de se congratuler, lance-t-elle. Je vous rappelle qu'on a deux objectifs. Le premier : bouter les Jacquemarts hors de la cité. Le second : montrer à ces emplumés qui mérite de s'occuper de la Cryptobibliothèque. Je ne vous cacherai pas qu'il y a une corrélation entre les deux… Tout le monde s'est bien hydraté ? Attention, pas de thé vert. On ne va pas repousser les automates avec des jets d'urine : ils mettront trop longtemps à rouiller. Par contre, cookies pour tout le monde. C'est ma tournée.
La Grise-Moire semble hésiter un moment.
— Bah, tant pis. Je sais qu'il y en a parmi vous qui sont encore mineures mais on va se boire une petite bière pour se donner du courage. Quand on part à la guerre, on a bien le droit de s'en jeter un petit. C'est comme Olympe de Gouges : « Si tu peux me fusiller, file-moi aussi le droit de vote. » La citation n'est pas exacte, hein.
Les sorcières hochent la tête. Malgré la peur, elles affichent une détermination sans faille. Quelques canettes font leur apparition et passent de main en main.
La Grise-Moire se penche vers son auditoire et, d'une voix volontairement basse, elle ajoute :
— Maintenant, je vais vous expliquer mon plan…

Aucun commentaire: