2 mai 2020

Les Confins. Épisode 44

Fora tend l'oreille. La Grise-Moire s'explique avec un sourire gourmand.
— On va leur faire le coup du cheval de Troie à l'envers.
Les autres ont l'air de voir tout de suite de quoi il s'agit. Fora n'est pas complètement sûre de comprendre. Elle imagine déjà un cheval de bois géant dans lequel on enferme les Jacquemarts pour y mettre le feu, à la manière des statues de Baal incendiées avec des gens à l'intérieur.
— Nous allons les amener à pénétrer dans la salle de lecture.
Un « oh » respectueux monte des bouches. Manifestement, il s'agit d'un endroit important. Elinor s'incline vers l'oreille de Fora qui frisonne :
— Il s'agit de notre sanctuaire le plus précieux. Il se situe au centre de la cité. D'ordinaire, nul n'y a le droit d'émettre le moindre son. À tour de rôle, les sorcières doivent y jouer le rôle de bibliothécaire et s'assurer que chacun y respecte les règles. J'avoue que j'ai toujours pris beaucoup de plaisir à surprendre les contrevenantes et à les cibler d'un « chut » bien ajusté. Pour nous, cela constitue une véritable humiliation quand on en est victime.
— Eh bien, si vous recrutez, je crois que la dame du CDI de mon lycée a toutes les compétences requises…
Cependant, la Grise-Moire poursuit son exposé.
— Une fois que nous aurons fait entrer les automates dans le bâtiment, nous le fermerons sur eux et nous déverserons sur eux le feu des lettres.
— Mais, euh, intervient Fora en rougissant, comment vous comptez les diriger précisément à cet endroit ?
D'un même élan, tous les visages se détournent de la sorcière en chef pour se diriger sur elle, avec l'air de se demander : « Mais qui c'est, celle-là ? » Puis, passé l'effet de surprise, jugeant que la remarque est frappée au coin du bon sens, les regards refluent vers la Grise-Moire qui ne départit pas de son sourire.
— Mais justement, Fora ! Souviens-toi que, dans l'Énéide, les Grecs ont laissé Sinon pour bourrer le mou des Troyens. C'est lui qui les convainc que le cheval est ok, que c'est juste une offrande à Athéna.
— Et alors ?
— Et alors, c'est toi qui seras notre Sinon l'infiltré. Mais à l'envers.
— Et c'est quoi, le contraire d'infiltré ? fait Fora en sentant qu'elle va regretter sa question.
— Cela a un très beau nom, Fora du Monde réel. Cela s'appelle l'appât...
On échange des clins d'œil un peu partout. Fora a l'impression qu'il y a une allusion qui lui échappe.
— La Grise-Moire a parodié la dernière réplique de l'Électre de Giraudoux, lui glisse Elinor.
— Ouais, je suis quand même plus à l'aise avec les références geek.
— Cela fait partie de ton charme…
Fora espère que personne n'a entendu Elinor lui lancer une réplique aussi personnelle. Et un peu gnangnan. Et mignonne aussi. Elle doit en revenir à la dure réalité du monde :
— Du coup, je fais l'appât ? Avec les Thor en métal à mes trousses ?
— C'est l'idée, convient la Grise-Moire. Est-ce que tu acceptes ? Entre nous, j'espère que oui parce que je n'ai pas encore prévu de plan B.
Fora avale difficilement sa salive.
Elle adresse à Elinor un appel du regard. Pour toute réponse, la sorcière lui prend la main. Le contact, par une sorte d'effet biologique étrange, rend sa déglutition encore plus compliquée mais lui provoque une grande chaleur dans la poitrine et l'abdomen. Sur les joues aussi.
— C'est vraiment pour vous faire plaisir…
Un hurlement de joie monte des rangs des sorcières.
Pour un peu, on la porterait en triomphe. D'une certaine manière, Fora se sent soulagée. On ne lui demande plus de jouer les élues à coup de scripture.
La jeune femme regarde autour d'elle, un peu gênée. Elle craint toujours de croiser le regard d'Auriane. Mais sa rivale n'est visible nulle part.
— Viens, murmure Elinor, que je te guide jusqu'à la salle de lecture.
— Ok.
Fora se laisse entraîner, légère. Elle a l'impression d'être en train de courir dans des champs en fleur, avec des papillons, du soleil et des licornes en arrière-plan. Elle en oublierait presque qu'elle va risquer sa vie.
— Tu ne risqueras pas ta vie, la rassure Elinor. Nous serons là pour t'épauler, Nawal et moi.
— Et, euh, tu as parlé à Auriane ? À propos des derniers évènements ?
Elinor s'assombrit.
— Je n'en ai pas encore eu loisir. Ce ne sont pas des sujets que l'on évoque avant une bataille rangée.
Tout en bavardant, elles traversent de longs corridors et aboutissent à une porte en chêne.
Le battant s'ouvre sur une salle d'envergure colossale.
Elle est de section hexagonale, rappelant les carrefours de livres dans les étages supérieurs de la Cryptobibliothèque. En parlant d'étages, la salle en compte une trentaine qui s'échelonnent jusqu'à un puits de lumière au plafond.
Sur les côtés, on trouve des murs entièrement végétalisés avec du lierre et d'autres plantes grimpantes. Des escaliers avec des rambardes donnent sur l'ensemble avec des bancs presque suspendus dans le vide. Des niches s'ouvrent dans les parois, des recoins, des alcôves. On dirait que chaque manière de s'installer confortablement pour lire a été prise en compte.
— Moi, je me verrais bien dans ce petit coin, là-bas, déclare Fora en désignant un hamac. Pourtant, j'ai jamais réussi à monter dans un hamac sans me casser la figure au moins dix fois. Mais ça continue de me faire tripper.
Bien sûr, comme dans le reste de la cité, les murs sont totalement emplis de livres. Ceux-ci ont été disposés de façon plus concertées qu'ailleurs puisque les couleurs des reliures forment des pixels qui, assemblées, tracent des fresques gigantesques, un peu à la manière des post-it collés sur les tours de verre. Pour l'instant, ils représentent le visage de Wonder Woman en quinze mètres sur quinze.
— Nous mettons un point d'honneur à proposer régulièrement de nouveaux sujets, explique Elinor sans pouvoir s'empêcher de chuchoter. Tu verras…
Ce futur ressemble à une promesse et Fora décide de s'en contenter.
Tout en bas, un portail s'ouvre soudain. La jeune femme comprend que la salle était entièrement vide de visiteurs jusqu'à cet instant. Nawal fait son entrée. Elle parait minuscule, tout en contrebas.
Pourtant, quand elle prend la parole, sa voix monte sans difficulté jusqu'aux amoureuses.
— Il est temps d'y aller, prévient la petite ninja.

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